IV
LA VENGEANCE

C’était une maison de proportions modestes qui appartenait à l’Amirauté et qui se trouvait juste à la sortie de l’arsenal. Du personnel l’occupait en permanence, et pourtant elle manquait totalement de caractère. On l’utilisait uniquement pour héberger des officiers ou des fonctionnaires de l’Amirauté de passage lorsqu’ils avaient affaire à l’arsenal ou à la majorité générale.

Le jour n’était pas encore levé, mais Bolitho entendait des allées et venues de chariots et de voitures. La nuit lui avait paru bien longue, il avait pu tout à loisir entendre de temps à autre bruits de bottes ou cliquetis d’armes : les détachements de presse qui rentraient de leurs expéditions dans quelque village, à la recherche d’hommes sans protection d’aucune sorte.

La dernière fois, lorsque ces bruits l’avaient tiré d’un sommeil agité, il avait perçu les cris aigus d’une femme. Elle suppliait visiblement, mais il n’avait pas réussi à comprendre ce qu’elle disait. Elle avait continué de hurler après que l’on eut refermé les lourdes portes de l’arsenal. On lui avait arraché son homme pour combler les équipages clairsemés de la Flotte. Elle pouvait toujours crier, il n’y avait personne pour l’entendre, encore moins avec la guerre qui allait reprendre de plus belle. Des hommes valides, pour ne pas parler d’hommes tout court, voilà qui faisait amplement l’affaire. Tous, même ceux qui possédaient un certificat, pêcheurs, matelots de l’Honorable Compagnie des Indes, garçons bien amarinés, risquaient de disparaître lorsque, la nuit, les détachements de presse étaient dehors. Et inutile de protester quand, la tête lourde, vous vous retrouviez à bord d’un bâtiment de guerre qui avait déjà eu le temps de prendre le large.

Bolitho souleva tout doucement la tête de Catherine nichée dans le creux de son épaule et la posa sur un oreiller. Il sentit ses longs cheveux glisser sur sa peau, ils avaient encore le corps tiède de leur dernière étreinte.

Pourtant, cette nuit n’avait été propice ni aux élans de la passion ni à l’intimité. Ils s’étaient contentés de se redire leur amour mutuel ; ils savaient combien ils avaient besoin l’un de l’autre. Il sortit du lit en prenant d’infinies précautions et gagna la pièce voisine. Le feu était éteint. Il entendit quelqu’un, peut-être le fidèle Ozzard, qui s’activait pour en allumer un autre un étage plus bas.

Cette pièce, comme d’ailleurs tout le reste de la maison, sentait l’humidité d’un lieu inhabité. Pourtant, c’était un paradis à côté de ce qu’il aurait pu avoir d’autre – une auberge, des coups d’œil insistants, des regards curieux. Tout le monde savait que la cour martiale s’était réunie. On était ici dans un port de guerre, le plus grand port de guerre du monde, mais les commérages y fleurissaient comme dans le moindre village.

Il jeta un œil à la fenêtre et, après avoir hésité une seconde, l’ouvrit en grand. L’air était glacial, empli des senteurs fortes de la mer, de bois de charpentage fraîchement débité, de goudron et de tanin. Les odeurs d’un chantier naval.

C’était aujourd’hui. Il resta là à fixer les masses sombres des bâtiments, de l’autre côté de l’enceinte. Allday et Ozzard avaient dû sortir sa plus belle vareuse dont les épaulettes dorées portaient les deux étoiles d’argent, insignes de son grade.

Il ne sentirait pas battre contre sa cuisse le vieux sabre de famille. Non, il avait décidé de prendre le sabre d’honneur richement décoré dont lui avaient fait don les habitants de Falmouth, en reconnaissance de ses exploits en Méditerranée et lors de la bataille d’Aboukir. Là-bas, il était une autorité et non « Dick Égalité », ainsi que ses marins l’avaient surnommé. Il n’y était pas davantage le héros qui faisait naître des sourires admiratifs dans les tavernes et les cafés, à cause de sa liaison avec une jolie femme. Il se sentait étranger à lui-même. Comment oublier l’amertume qu’avait manifestée Herrick à Southwark, lorsqu’il avait tenté de l’amadouer et de le raisonner. Vous n’allez pas mettre en péril à cause de moi tout ce que vous avez accompli jusqu’ici. Il avait accompli le rêve de son père, il était vice-amiral comme les amiraux dont les portraits s’alignaient le long de l’escalier et des couloirs, dans leur vieille demeure grise de Cornouailles.

Il entendit une fille rire aux éclats, sans doute la nouvelle femme de chambre de Catherine, Sophie, une enfant fluette et au teint sombre. Catherine lui avait dit qu’elle était à moitié espagnole. Elle l’avait embauchée par gentillesse, pour être agréable à un vieil ami qu’elle avait à Londres. La petite devait avoir quinze ans. Tout s’était passé très vite et Catherine n’avait pas encore eu le temps de lui raconter la chose dans le détail, préoccupée qu’elle était par lui et par l’issue de cette journée.

Un coursier était venu déposer une lettre envoyée de Londres par l’amiral Godschale. Le navire de passagers qui devait les emmener au Cap avait quitté le port de Londres et faisait route dans la Manche en direction de Falmouth, où il devait attendre l’arrivée de Bolitho. Ce changement dans les plans est bien étrange, songea Bolitho, peut-être volonté de mieux préserver le secret, au cas où le fait que Catherine l’accompagnait soulèverait un nouveau scandale. Godschale avait assuré ses arrières en suggérant que Catherine paye de ses deniers les frais de son voyage et dépenses annexes.

Elle avait éclaté de son rire en cascade lorsqu’il lui avait raconté tout cela.

— Cet homme est vraiment impossible, Richard ! Mais il est toujours émoustillé par les histoires d’amour et il doit prendre soin de sa réputation, voilà comment je traduis la chose !

Ils avaient également parlé de Zénoria. Elle était partie la veille au soir dans la voiture de Bolitho, accompagnée de Jenour et de Yovell qui devaient assurer sa protection. Elle avait semblé pressée de s’en aller, et lorsque Bolitho avait laissé tomber : « Elle pourra dire au revoir à Val à Falmouth », il savait bien qu’il ne devait pas paraître très convaincant.

La seule bonne nouvelle était elle aussi arrivée de Londres, de ce grand échalas nommé Sir Piers Blachford. La blessure d’Elizabeth n’était pas grave et n’allait pas laisser de séquelles, maintenant qu’elle était en bonnes mains. Bolitho n’avait pas dit à Catherine ce que lui avait demandé Belinda à savoir, régler tous les honoraires et frais entraînés par les soins. De toute manière, elle devait s’en douter.

Il attendit de voir paraître les premières lueurs du jour, cacha son œil sain et fixa l’eau à s’en faire mal et jusqu’à ressentir des picotements. Cette fois-ci, il ne vit pas de brouillard, la vision était parfaite. Les trois mois passés à terre avec de temps à autre quelques voyages entre Portsmouth et Londres lui avaient peut-être fait du bien.

Il devina sans s’être retourné qu’elle était entrée dans la pièce. Elle était pieds nus et n’avait fait aucun bruit en traversant le tapis. Elle s’approcha de lui et posa une veste sur ses épaules découvertes.

— Mais que fais-tu là ? Tu as envie de prendre froid, ou pis encore ?

Il passa son bras autour d’elle, savourant la chaleur de son corps à travers la robe blanche dont le galon doré qui lui entourait le cou permettait, lorsqu’on le dénouait, de dégager ses épaules ou même de la dénuder entièrement.

Elle tressaillit en sentant ses doigts sur sa hanche.

— Oh, Richard chéri, tout sera bientôt terminé.

— J’ai fait un bien mauvais compagnon, ces derniers temps.

Catherine se retourna et le regarda en face. Ses yeux brillaient faiblement dans la pénombre.

— Tu as tant de choses à penser, tant de soucis. Ils te harcèlent de tous côtés.

Elle lui avait lu la lettre de Herrick à haute voix et il avait été touché par le fait qu’elle montrât plus de regret que de colère. Dans sa lettre, Herrick la remerciait de ce qu’elle avait fait pour son épouse pendant ses derniers jours. Mais cela restait impersonnel. Bolitho passa la main dans les cheveux de Catherine et déposa un léger baiser sur sa joue.

Elle mit ses mains sur les siennes.

— Continue, Richard, j’oublierai la solennité et les obligations de cette journée.

Elle se retourna pour admirer le ciel qui pâlissait, la dernière étoile qui mourait.

— J’aime tant tout ce que nous faisons ensemble, tout ce que nous nous sommes donné mutuellement.

Il essaya de l’attirer à lui, mais son corps souple et nerveux lui résistait. Elle ne voulait ni ne pouvait le regarder.

— Lorsque tu es loin de moi, Richard, je pose la main là où tu m’as touchée, et je me prends à rêver que c’est toi. Et la déception devient aussi forte que la magie, lorsque je comprends que ce n’est qu’un fantasme.

Elle se retourna et l’embrassa. Leurs visages se trouvaient à la même hauteur et leurs souffles se mêlaient. Son corps se pressait contre le sien.

— Quand tu reviendras, redeviens l’explorateur, reste le marin. Pars à la recherche de tout ce que je ressens, fouille tout mon être, jusqu’à ce que nous soyons de nouveau unis.

Elle l’embrassa sur la joue, puis encore et encore… Puis elle se redressa, elle était en contre-jour, si bien qu’il devinait son corps à travers la robe légère.

— Va te préparer. Je vais encore vexer les domestiques en m’occupant moi-même du petit déjeuner de mon homme !

Bolitho la regarda s’en aller, puis poussa un soupir en entendant battre les tambours. Les fusiliers se réveillaient dans leur casernement.

Un simple regard, un seul mot, une promesse. Ils ne pouvaient pourtant régler tous ces problèmes immédiats. Il se redressa, passa le doigt sur la profonde cicatrice qu’il avait à la cuisse gauche, souvenir d’une blessure reçue huit ans plus tôt. Il continuait de penser à ce qu’elle lui avait dit. Tout oublier, non, c’était impossible. Mais une fois encore, elle lui avait rendu ses forces. Il était paré.

 

John Cotgrave, le procureur, se leva et fit face aux officiels assis dans la grand-chambre.

— Je suis prêt, sir James.

— Faites, grommela Hamett-Parker.

— Le capitaine de vaisseau Hector Gossage, reprit Cotgrave, nous a fait savoir qu’il désirait terminer sa déposition, et le médecin m’a assuré qu’il était en mesure de le faire – il jeta un bref regard à Herrick qui restait impassible : Cependant, avec l’indulgence de la cour, je suggérerais que l’audition du commandant Gossage soit repoussée à plus tard, quand il aura subi un nouvel examen.

— Comment cela est-il possible, monsieur Cotgrave ? lui demanda Hamett-Parker.

Il semblait irrité par ce virement de bord imprévu.

— Je suggère, sir James, que nous appelions d’abord le dernier témoin prévu aujourd’hui. Je n’ai pas l’intention d’appeler le capitaine de vaisseau Keen à bord de ce bâtiment. Cela ne servirait qu’à corroborer la déposition d’un autre témoin important.

Bolitho les surprit qui échangeaient un bref regard. Gossage allait donc parler en dernier, si bien que tous les témoignages qui l’auraient précédé, qu’ils eussent été neutres ou favorables à Herrick, passeraient au second plan. Gossage lui était hostile – l’homme était brisé, mais il avait conservé toute sa capacité à haïr.

L’officier le plus ancien de la cour, le vice-amiral Cuthbert Nevill, dit doucement :

— Voilà qui est plutôt inhabituel.

Hamett-Parker ne se retourna même pas.

— Cette affaire est elle-même assez inhabituelle.

Cotgrave s’adressa à l’assemblée :

— Le témoin suivant est un officier bien connu de nous tous et de tous les Anglais. Il n’a été consulté à aucun moment sur la stratégie suivie pour défendre le convoi et il est arrivé… – il hésita, pour bien laisser les gens se pénétrer de ce qu’il allait dire – … Sur le lieu de l’action à bord de ce vaisseau alors que tout était perdu. Les vingt bâtiments qui formaient ce convoi étaient coulés ou avaient été capturés, le seul autre vaisseau d’escorte, L’Aigrette, de soixante canons, avait été coulé lui aussi, submergé par un ennemi très supérieur en nombre, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’indiquer.

Les assistants se retournèrent. On entendit des frottements de pieds et des craquements de chaises. Les éléphants devaient avoir du mal à s’imaginer ce puissant trois-ponts, les ponts dégagés aux postes de combat, depuis les fenêtres de poupe jusqu’aux pièces d’avant. Il était encore plus difficile de se représenter les morts, d’imaginer les grondements et les rugissements de l’artillerie, les hurlements des blessés. Les capitaines de vaisseau, pourtant, voyaient sûrement les choses différemment. Cela devait leur rappeler, à supposer qu’ils en eussent besoin, que la responsabilité reposait en fin de compte sur eux, ou sur celui dont la marque flottait au-dessus de leur tête.

Cotgrave reprit :

— J’appelle Sir Richard Bolitho, vice-amiral de la Rouge.

Bolitho se leva, l’esprit vide. Il se rappelait ce que lui avait dit Catherine cette nuit, alors qu’ils étaient étendus l’un à côté de l’autre. Souviens-toi, Richard, tu n’as aucun reproche à te faire. Et au matin, lorsqu’il était resté à contempler le paysage par la fenêtre. Juste un homme. Mais était-ce seulement ce matin ?

— Sir Richard, si vous voulez bien vous asseoir ?

— Je préfère rester debout, merci.

Hamett-Parker lui demanda :

— Voulez-vous dire que vous n’êtes pas satisfait de la façon dont cette cour conduit les débats, sir Richard ?

Bolitho s’inclina imperceptiblement. Cet homme est hostile.

— Le Prince Noir est mon vaisseau amiral, sir James. Si je n’avais pas été appelé à apporter mon témoignage, chose que mon capitaine de pavillon aurait fort bien pu faire à ma place, j’aurais pu être membre de cette cour. C’est un rôle bien plus utile et autrement profitable, n’est-ce pas ?

— J’en suis bien d’accord, fit à voix basse le vice-amiral Nevill.

— Poursuivons, sir Richard, cela vaut mieux pour tout le monde.

— Je suis prêt.

— Pour la bonne compréhension de la cour, sir Richard, voudriez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque le brick Larne est arrivé à Copenhague et vous a appris la situation préoccupante du convoi ? Ne parlez pas trop vite, je vous prie, par pitié pour mes secrétaires, et pour ces messieurs les journalistes.

— J’ai été convoqué par l’amiral Gambier à bord du Prince de Galles. Là, après avoir discuté de cette « situation préoccupante », comme vous l’appelez, et après avoir entendu le récit du capitaine de frégate Tyacke, j’ai demandé que l’on m’autorise à me porter au secours de l’amiral Herrick.

— La nuit était déjà tombée, n’est-ce pas ? lui demanda Cotgrave en consultant l’un de ses papiers. Je crois comprendre que lorsque l’on vous a opposé le péril qu’il y avait à naviguer de nuit dans les détroits, vous avez rétorqué que vous l’aviez déjà fait, sous les ordres de Nelson ?

— C’est exact.

Cotgrave eut un petit sourire.

— Voilà qui est fort convaincant. La Larne vous a servi de pilote et le Nicator, un soixante-quatorze de votre escadre, suivait dans les eaux.

— Nous aurions pu arriver à temps, remarqua Bolitho.

— Mais c’est un fait que vous êtes arrivés trop tard – il continua d’une voix égale – À présent, voudriez-vous nous décrire ce que vous avez vu lorsque le jour s’est levé, ce matin-là ?

Il brandit l’index comme un maître d’école et ajouta :

— Je me permets de vous rappeler, sir Richard, que nous avons ici des terriens – nous ne possédons pas tous ce trésor d’expérience que vous avez accumulé, une expérience qui est devenue au fil des ans une véritable légende.

Il régnait dans la chambre un silence absolu, seulement interrompu par les gouttes de pluie qui fouettaient les grandes fenêtres de poupe.

— J’avais prescrit au maître voilier de confectionner un pavillon danois. J’avais l’intention de leurrer le plus gros des vaisseaux ennemis, le San Mateo, de m’en approcher d’aussi près que possible et de faire croire à son commandant que le Prince Noir était une prise des Danois – il avait hésité avant de prononcer le nom de ce bâtiment ennemi, mais les auditeurs s’en souvenaient : En effet, nous étions nous aussi en état d’infériorité numérique. Sans cette ruse, je crois que nous aurions connu le même sort que le Benbow.

— À ce moment, si je comprends bien, le Benbow était déjà démâté et devait se contenter d’un rôle de spectateur ?

Bolitho vit Herrick se pencher, comme s’il s’apprêtait à répondre. Il intervint immédiatement :

— Non, pas du tout. Son artillerie faisait encore feu et même s’il ne pouvait plus gouverner, si ses mâts étaient abattus, il ne se rendait pas.

Cotgrave se tourna vers les membres de la cour, qui écoutaient avec la plus extrême attention.

— Après que vous eûtes contraint l’ennemi de se rendre, puis les équipages de prise à bord des navires de commerce de mettre bas les armes, vous vous êtes rendu à bord du Benbow. Racontez-nous ce que vous y avez trouvé.

Bolitho se tourna vers Herrick et le regarda droit dans les yeux.

— A ce moment-là, il y avait davantage de morts que de vivants à bord. Tous les gens de la dunette, les timoniers, les canonniers avaient été fauchés par des boulets à chaîne ou des boîtes à mitraille tirées à bout portant. Le vaisseau avait subi tant d’avaries que tout ce que nous avons pu faire a été de gréer un appareil à gouverner de fortune et de le prendre en remorque.

Hamett-Parker laissa tomber, apparemment sans la moindre émotion :

— Il est vraisemblable qu’il restera à l’état d’épave, jusqu’à son désarmement définitif.

Cotgrave opina gravement du chef.

— Naturellement, sir Richard, l’accusé et vous-même êtes amis depuis des années. J’imagine qu’il a été soulagé de voir arriver vos bâtiments et, plus précisément, de vous voir arriver, vous, en particulier.

Bolitho se détourna vers les vitres griffées par les gouttes d’eau. Un pâle rayon de soleil fit étinceler sa médaille commémorative d’Aboukir, qu’il arborait toujours avec beaucoup de fierté.

— Le spectacle aurait été digne de l’enfer. Nous n’avons guère eu le temps d’échanger de mots. La blessure du contre-amiral requérait des soins urgents.

Il regarda alors Herrick. Il le revoyait ce matin-là, cette remarque amère qu’il lui avait faite : Ce sera un nouveau triomphe pour vous. Comme une accusation.

Cotgrave, surpris, vit Herrick se mettre debout péniblement et s’accrocher au dossier de son siège.

— Sir James ? demanda le procureur à Hamett-Parker.

Le président se tourna vers Herrick :

— Vous avez une question ?

Il semblait surpris, lui aussi.

— Oui, sir James, répondit Herrick, les yeux fixés sur Bolitho.

— Très bien, répondit Hamett-Parker – et, à Bolitho : Je vous rappelle que vous êtes sous serment.

— Ce n’est pas affaire de témoignage, fit lentement Herrick.

Il s’adressait à la cour, mais aussi à tous ceux qui étaient présents, et à ceux qui ne reviendraient jamais parler de quoi que ce fût. Ses yeux et tout son être ne voyaient que Bolitho.

— Je suis prêt.

— Je voudrais préciser un point. J’aimerais savoir, si vous aviez été à ma place ce jour-là, auriez-vous agi comme je l’ai fait ?

Cotgrave le coupa précipitamment :

— J’ai du mal à penser…

Mais Hamett-Parker le fit taire d’un geste :

— Je ne vois pas ce que cette question a d’incongru. Veuillez répondre, sir Richard, nous sommes tout ouïe !

Bolitho faisait face aux juges, mais sentait, posé sur lui, le regard fixe de Herrick.

— Il existe plusieurs manières de défendre un convoi, sir James, même si l’escorte est insuffisante, comme cela était évidemment le cas. Une des solutions consiste à ordonner par signaux aux navires marchands de se regrouper, pour ajouter le poids de leur artillerie à la défense commune. C’est une tactique que pratique couramment l’Honorable Compagnie des Indes. Autre méthode, vous pouvez ordonner aux navires de se disperser, ce qui revient à sacrifier les bâtiments les plus lents.

Tout le monde se tourna vers Herrick lorsqu’il dit :

— Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.

— C’est exact, nota Cotgrave en se mordant la lèvre. Vous devez répondre à la question posée, sir Richard.

— Même si votre réponse risque de porter tort à un ami, lâcha sèchement Hamett-Parker. Vous êtes un homme d’honneur, amiral. Nous attendons !

Bolitho essayait de percer Herrick, de deviner ce qu’il avait en tête. Mais que faites-vous ? Qu’attendez-vous de moi ? Il y avait sans doute autre chose. Il s’amusait presque, il le provoquait pour se gausser de lui. Un nouveau triomphe pour vous, Richard !

— Je ne veux pas, répondit-il lentement.

Hamett-Parker croisa les doigts et pencha légèrement la tête, comme un rapace qui guette sa proie :

— Pardon, je ne suis pas sûr que tout le monde ait entendu, sir Richard.

— J’ai dit : je ne veux pas ! répondit Bolitho en le fixant froidement.

— Merci, dit Herrick en se rasseyant. Un homme d’honneur.

Bolitho ne pouvait détacher ses yeux de lui. Herrick l’avait contraint à faire une réponse qui le condamnerait à coup sûr. C’était délibéré de sa part, il l’avait fait aussi brutalement que possible.

Hamett-Parker hocha lentement la tête.

— Si vous n’avez rien à ajouter, sir Richard ?

— Tout ce que je puis dire, c’est que l’accusé est un brave et un officier de toute confiance. J’ai servi à maintes reprises avec lui, je connais ses qualités. Il m’a sauvé la vie et il a donné la sienne pour sa patrie.

Cotgrave se gratta la gorge.

— D’aucuns pourraient juger que vous êtes partial, sir Richard.

Bolitho se tourna vers lui, plein de rage.

— Et pourquoi pas ? Si ce n’est pas à cela que sert l’amitié, à quoi cela sert-il ?

Hamett-Parker interrompit l’échange.

— L’audience est levée, messieurs, le temps de servir quelques rafraîchissements – et, se tournant vers Bolitho : Ensuite de quoi, le commandant Gossage pourra venir témoigner et nous indiquer quelles étaient les intentions de son amiral ce jour-là.

Bolitho attendit que tout le monde fût sorti puis retourna s’asseoir, la tête dans les mains. Où était-il désormais, le vice-amiral ?

Keen s’approcha et lui dit doucement :

— J’étais derrière la porte, sir Richard, j’ai tout entendu. Ils vont le condamner à la peine la plus sévère qui soit.

Lorsque Bolitho releva la tête, Keen fut remué de voir que ses yeux étaient remplis de larmes.

— Il s’est condamné lui-même, Val. Et pourquoi, je vous le demande ?

La question resta longtemps en suspens, sans réponse, elle sonnait comme une épitaphe.

 

Lady Catherine Somervell se tenait près d’une fenêtre et jouait distraitement avec le rideau. Tout près de là, les toits des cales de l’arsenal luisaient sous la pluie, mais on devinait que le soleil essayait de percer, l’air se réchauffait un peu. Elle s’en apercevait et pourtant ne s’y intéressait guère.

Elle songeait au Prince Noir, mouillé quelque part, invisible derrière les hauts bâtiments. La cour martiale avait dû reprendre ses débats, c’était cette après-midi que Richard allait tenter de défendre son ami, même s’il se trouvait dans l’incapacité d’apporter un témoignage décisif.

Elle se retourna pour observer sa nouvelle femme de chambre, Sophie. Dans cette faible lumière, les yeux barrés par sa frange noire, on aurait pu la prendre pour une Espagnole. Elle était occupée à plier l’une des robes de sa maîtresse avant de la ranger dans une malle. Sa mère avait épousé un négociant de cette nation disparu peu après que la révolution eut éclaté en France. Personne ne l’avait revu depuis. Ils avaient eu trois enfants, Sophie était la cadette. Elle avait commencé par travailler pour un tailleur de Whitechapel, et il ne lui avait pas fallu un an pour montrer qu’elle apprenait vite. Elle était devenue en peu de temps une excellente couturière, mais sa mère, tombée malade, avait demandé à Catherine de la prendre à son service. Elle savait qu’elle allait mourir, elle avait fait appel à sa vieille amitié pour Catherine afin de sauver la seule fille qu’il lui restait : Londres n’était pas un endroit convenable pour que l’on puisse y laisser Sophie se débrouiller seule. Si la jeune fille se faisait du souci pour sa mère, elle n’en montrait rien. Catherine se disait que, lorsqu’elle la connaîtrait mieux, elle accepterait de lui raconter toute son histoire.

— Je me demande s’ils vont tirer un coup de canon lorsque la cour en aura terminé.

Elle aurait dû poser la question à Richard avant qu’il s’en aille, ce matin. Mais elle ne voulait pas le déranger, lui laisser entrevoir un espoir impossible.

— ’Sais pas, m’dame, répondit Sophie en se relevant.

Catherine lui fit un sourire. Sophie parlait avec l’accent du peuple, un accent que Catherine avait bien connu à Londres au même âge. Cela la réconfortait, d’une certaine manière, et lui rappelait des souvenirs.

Ce matin, à l’aube, elle s’était réveillée en sursaut en découvrant qu’il était parti. Elle fit tourner l’anneau superbe qu’il lui avait offert, celui qu’il lui avait passé à l’annulaire gauche, le jour du mariage de Keen à Zennor, et essaya d’en tirer un peu de réconfort. Mais il faudrait encore le voir s’en aller, prendre la mer une fois de plus avec ses hommes et ses vaisseaux, cible rêvée de quelque tireur, comme celui qui avait abattu ce malheureux Nelson…

Elle hocha la tête, comme s’il venait tout juste de s’adresser à elle. Il y avait cette longue traversée jusqu’au Cap, puis le retour. Le voyage serait sans doute inconfortable, mais elle était si heureuse de profiter de chaque seconde où ils seraient ensemble.

Quelle que fût l’issue, lorsque Richard rentrerait ce soir, plus tard peut-être, elle voulait faire tout ce qui était en son pouvoir pour le lui faire oublier. Il le fallait absolument. Elle fit encore briller son alliance au soleil. L’astre avait enfin réussi à percer les nuages bas qui filaient au-dessus du Soient. Elle admira les éclats de lumière qui jouaient sur les diamants et les rubis. Elle se souvenait très précisément de l’instant où il la lui avait donnée, lorsque tout le monde était parti, après la cérémonie. Richard lui avait pris la main. Devant Dieu, nous sommes mariés, Catherine chérie. C’était un moment qu’elle n’oublierait jamais.

Quelqu’un gratta à la porte, l’une des domestiques de la maison apparut et fit une révérence assez gauche.

— Y a un monsieur qu’est là en bas, madame. Il voudrait vous voir.

Catherine réfléchit avant de répondre :

— J’arrive parfois à lire dans vos pensées, ma fille, mais cette fois-ci, il faut que vous m’aidiez un peu.

La domestique la regardait d’un œil bovin. Elle finit par sortir une petite enveloppe de son tablier.

Catherine sourit. Apparemment, la résidence de l’Amirauté n’avait pas mis de plateau d’argent à disposition pour ce genre de chose.

Elle déchira l’enveloppe et s’approcha de la fenêtre. Il ne s’agissait pas d’un billet, mais d’une carte gravée. Elle l’examina pendant plusieurs secondes avant de mettre un visage sur ce nom. Sillitœ. Sir Paul Sillitœ, qu’elle avait rencontré lors de cette réception chez l’amiral Godschale, au bord du fleuve.

Elle ne savait trop s’il représentait un danger pour Richard, ou si elle devait le considérer comme un ami. Mais il lui avait pourtant manifesté de la sympathie, même à sa manière, qui était étrange et assez réservée.

— Je descends.

— L’entrée était déserte et la porte entrebâillée. Elle aperçut dehors un phaéton attelé à deux chevaux pommelés. Sillitœ attendait dans le petit salon, jambes écartées, les mains croisées dans le dos. Il prit la main qu’elle lui tendait et la porta à ses lèvres.

— Je suis infiniment honoré, lady Catherine, que vous acceptiez de me recevoir alors que j’arrive sans prévenir.

Il attendit qu’elle se fût assise et poursuivit :

— Des affaires urgentes m’appellent à Londres, mais je souhaitais vous voir avant votre départ pour le cap de Bonne-Espérance – il fit la moue : Un nom bien mal trouvé, à mon avis.

— Un contretemps, sir Paul ? Notre voyage serait-il remis en cause ?

— Contretemps, dites-vous ? – il l’observait avec intérêt, de ses yeux profondément enfoncés : Mais pourquoi donc ?

Il s’approcha, hésita en arrivant près de son fauteuil. Elle crut l’espace d’une seconde qu’il allait l’effleurer, lui mettre la main sur l’épaule et se raidit aussitôt.

— Je me disais que vous alliez accueillir la perspective d’un si long périple, seule femme au milieu de marins grossiers, avec un peu de dégoût. Ce n’est pas ce dont j’aurais rêvé pour vous.

— Je suis accoutumée à la mer – elle lui lança un regard furibond : Et aux marins.

— Non, ce n’était qu’une réflexion sans importance, mais cela me trouble plus que je n’oserais l’admettre en face de quelqu’un d’autre. J’ai ressenti un certain dépit, je m’imaginais que vous pourriez rester ici, je vous aurais tenu lieu de chevalier servant et vous aurais offert – provisoirement – ma compagnie.

— C’est vraiment cela que vous êtes venu me proposer ?

Elle se surprenait elle-même à parler d’une voix aussi calme, tout aussi étonnée d’ailleurs de l’insolence tranquille de cet homme qui osait lui faire une déclaration.

— Il vaut mieux que vous vous retiriez immédiatement. Sir Richard a déjà suffisamment de soucis sans devoir en plus se voir trompé. J’aurais presque tendance à dire : Comment osez-vous, sir Paul ? Mais je sais très bien jusqu’où les hommes de votre espèce osent aller.

— Ali oui, sir Richard – il détourna les yeux : Comme je l’envie…

Il rusait : cherchant ses mots, il faisait en sorte de retenir son attention et de ne pas se laisser interrompre.

— J’aimerais savoir, lady Catherine – je crois qu’il vous appelle Kate ?

— C’est exact – et il est le seul.

Sillitœ poussa un soupir.

— Ainsi que je vous le disais, votre présence si charmante m’a troublé. Mais je serai toujours votre ami – plus encore si vous en avez besoin. C’est ce que je suis venu vous dire.

Il s’avança en la voyant qui s’apprêtait à se lever.

— Non, je vous en prie, restez assise, lady Catherine. J’ai quelques milles à parcourir avant la nuit.

Il lui prit la main presque de force car elle ne la lui avait pas tendue, et la garda dans la sienne sans la quitter des yeux.

— J’ai connu feu votre époux, le vicomte Somervell. C’était un sot. Il a bien mérité ce qui lui est arrivé.

Puis il lui baisa la main avant de la lâcher.

— Bon voyage, lady Catherine – il ramassa son chapeau sur une chaise : Pensez à moi, de temps à autre.

La rue était sombre. Longtemps après que le phaéton se fut éloigné, Catherine resta assise dans ce salon vide et humide, les yeux fixés sur la porte.

Elle se souvint de ce qu’elle avait dit à Richard le matin même. Ils te harcèlent de tous côtés. La visite de Sillitœ venait s’ajouter à la liste.

Elle se leva soudain, intriguée par une détonation sourde. Ils avaient fini par donner du canon.

Elle alla se regarder dans le miroir, assez mécontente. Elle allait devoir parler à Richard de cette visite, bien d’autres seraient trop ravis de s’en charger. Mais les choses n’étaient pas terminées. Un nouveau duel en perspective, comme Belinda le lui avait jeté à la figure un jour ? Elle hocha lentement la tête, l’image que lui renvoyait la glace la satisfaisait, à présent.

Seule la mort pourrait les séparer.

 

L’amiral Sir James Hamett-Parker s’installa une fois de plus dans son fauteuil et jeta un rapide coup d’œil à ses coadjuteurs. Il savourait encore le goût du fromage et les généreuses rasades de porto qui avaient accompagné ce repas. Un porto sans égal, comme il n’en avait jamais bu. Apparemment, cela lui avait donné un regain de forces avant cette dernière audience. Il allait terminer de remplir son devoir, un devoir auquel il ne pouvait se soustraire. Il réfléchit une seconde : mais un devoir nécessaire.

Il se réveilla en voyant que le procureur attendait patiemment. Le décor était en place. Il se tourna vers l’accusé, mais l’amiral était parfaitement impassible.

Les journalistes dépêchés par les gazettes de Londres et de Portsmouth étaient là ; un officier fusilier se tenait derrière le siège de Herrick, comme s’il n’en avait jamais bougé de tout le procès.

— Monsieur Cotgrave, commença le président, j’aimerais être sûr que le capitaine de vaisseau Gossage est vraiment en état d’apporter son témoignage.

Cotgrave le regarda sans ciller.

— Le médecin est présent, sir James.

Un praticien de l’hôpital de Haslar salua la table.

— J’ai examiné le commandant Gossage et j’ai constaté une nette amélioration de son état, sir James. Il vous supplie d’excuser son comportement face à la cour et je conviens qu’il avait reçu un traitement trop fort pour lui permettre de supporter ses souffrances. Il n’était plus lui-même.

Hamett-Parker esquissa un sourire. Bolitho, qui observait ce qui se passait avec un désespoir grandissant, voyait en lui un renard prêt à se jeter sur un lapin.

— Dans ce cas, allons-y, dit Hamett-Parker.

Le capitaine de vaisseau Gossage fit son entrée au milieu de l’assistance sans même s’appuyer aux dossiers des chaises pour s’aider à marcher. Il ne remarquait apparemment pas les regards curieux qu’on lui jetait. Chez les officiers de marine, c’étaient pitié et compassion. Chez les autres, hâte d’en avoir fini, d’une façon ou d’une autre.

Il ne s’attarda pas sur les membres de la Cour et s’assit précautionneusement dans le siège qu’il avait déjà occupé.

Bolitho remarqua qu’il refusait même l’aide que lui offrait une ordonnance de l’hôpital.

— Etes-vous bien installé, commandant ? lui demanda le procureur.

Gossage se tortilla un peu pour mettre son moignon à l’écart du dossier.

— Je suis bien, monsieur – puis, se tournant vers l’amiral : Je souhaite m’excuser auprès de la cour pour ma conduite, hier, sir James. Je ne savais pas ce que je faisais.

Le vice-amiral Nevill hocha la tête :

— Seul le temps pourra réparer un peu ce que vous avez souffert.

Il y eut un murmure d’approbation chez les officiers qui se trouvaient près de lui.

— Pouvons-nous poursuivre ? demanda Hamett-Parker.

C’était dit d’un ton sec, qui n’échappa pas à Bolitho. Cet homme-là n’aimait pas entendre quelqu’un d’autre donner son avis.

Un planton se faufila entre les chaises et posa quelques livres sur la table, à portée de Gossage.

— Sir James, voici le livre de bord et le livre des signaux de mon bâtiment, annonça l’officier. Tout y a été consigné, jusqu’au moment où nous nous sommes retrouvés bord à bord – il était livide : Jusqu’au moment où il n’est plus resté personne sur la dunette pour s’en charger. Même l’aide de camp de l’amiral était tombé.

Il fit la moue, comme Bolitho l’avait vu faire tant de fois.

— Puis on m’a descendu dans l’entrepont.

Bolitho le vit qui s’accrochait à son siège de sa seule main. Il revivait ce cauchemar, ces souffrances, ces tourments de damné.

Cotgrave lui dit doucement :

— Dites ce que vous savez, commandant. Nous avons déjà consulté ces documents.

Gossage se laissa retomber en fermant les yeux.

— J’en suis parfaitement capable, merci.

Il avait répondu d’une manière un peu brusque. L’espace d’un instant, ce n’était plus un infirme qui s’exprimait, c’était le capitaine de pavillon qu’il avait été.

— Après que nous eûmes établi le contact avec la Larne, et connaissant par conséquent la position approchée et le relèvement de l’ennemi, nous décidâmes de faire force de voiles.

— Nous décidâmes ? demanda Cotgrave.

Gossage hocha la tête, avec une grimace de douleur.

— En ma qualité de capitaine de pavillon, l’amiral me consultait toujours, naturellement. Vous savez déjà que le vent qui a permis aux vaisseaux de Sir Richard Bolitho de se porter à notre secours nous était contraire, à nous et au convoi.

Cotgrave jeta un bref regard à ses secrétaires : les plumes d’oie volaient sur les feuilles de papier.

— Ainsi donc, lorsque l’ennemi a surgi, que s’est-il passé ?

— Il y avait de la brume, répondit Gossage, le convoi s’était dispersé au cours de la nuit. Cela dit, nous avions taillé de la route et nous savions que, rapide comme elle l’était, la Larne avait dû communiquer l’information à l’amiral.

— Avez-vous été surpris d’entendre le commandant de la Larne proposer d’informer en premier l’amiral Gambier, plutôt que Sir Richard, ami de l’accusé ?

Gossage réfléchit un instant.

— L’amiral Gambier commandait en chef. Je crois qu’il n’y avait pas d’autre solution.

Cotgrave sortit un autre de ses papiers.

— Y a-t-il eu délibération à ce moment sur ce qu’il convenait de faire avec le convoi, le disperser ou l’éparpiller ?

Gossage s’épongea le visage avec son mouchoir. La douleur le faisait transpirer à grosses gouttes.

— Oui, nous avons eu des discussions à ce sujet. Nous n’avions aucune frégate, les vents étaient contraires. Si le convoi avait reçu liberté de manœuvre, je crois que tout le monde aurait été réduit en miettes. La plupart de ces bâtiments étaient lents, ils étaient chargés à ras bord – je n’ai jamais vu un ramassis de vieilles coques aussi hétéroclite.

On le sentait plein d’amertume.

— Même cette pauvre Aigrette, notre seul et unique bâtiment d’escorte, c’était une épave flottante.

— Vous n’avez pas le droit de dire cela ! aboya Hamett-Parker.

Cotgrave esquissa un sourire mielleux.

— J’ai bien peur que si, sir James. L’Aigrette était déjà un vrai ponton avant l’entrée en guerre. On l’a réarmée, mais pour effectuer des missions nettement moins exigeantes.

— Une épave flottante, répéta Gossage.

Bolitho jeta un coup d’œil à Herrick. Il avait les yeux rivés sur Gossage, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.

— Et ensuite ?

Gossage fronça les sourcils.

— Le contre-amiral Herrick a donné l’ordre de tirer un coup de canon pour alerter le convoi et le faire remettre en ligne de file, afin que les bâtiments tiennent leurs postes. Il a bien insisté, il m’a demandé d’épeler le signal mot à mot, de manière que les capitaines comprennent bien l’imminence du danger.

— Et que pensez-vous de la conduite de votre supérieur à ce moment-là ?

Gossage regarda Herrick en coin. Ses yeux ne manifestaient rien.

— Il était très calme. Il n’y avait pas d’autre issue que de rester groupés et de nous battre – il releva légèrement le menton : Le Benbow n’avait jamais reculé. Et il n’allait pas commencer.

Bolitho regardait Herrick, que l’émotion submergeait. Une fois seulement il hocha la tête, mais lorsqu’on lui demanda s’il souhaitait interroger le témoin, il s’essuya les yeux sans répondre.

La tension était à son comble. Les mots très simples, l’attitude presque résignée de Gossage avaient changé les choses du tout au tout. Il avait été là, il était le seul à savoir exactement comment les choses s’étaient passées. Le récit de Bolitho, sa description de ce qu’il avait trouvé en arrivant à bord du vaisseau amiral dévasté avaient servi d’entrée en matière. Gossage y avait mis la dernière main.

Cotgrave rangea ses papiers et se racla la gorge.

— Je pense que l’heure est venue pour la cour de se retirer, sir James.

Levant les yeux Bolitho croisa le regard de Hamett-Parker qui le fixait, comme le premier jour. Ce regard ne manifestait aucun désir que justice soit faite, il était simplement furieux.

— Emmenez l’accusé !

Et la cour se retira.

Keen entra et vint s’asseoir près de Bolitho.

— Je n’y comprends rien ! Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, sir Richard ?

Bolitho se sentit réconforté de l’avoir à ses côtés.

— Non, Val, vous ne vous trompez pas. Gossage est allé directement au vif du sujet, il se sentait trop mal la première fois. C’est sans doute sa façon de faire.

Keen n’en revenait pas.

— Mais, sir Richard, il ne doit rien au contre-amiral Herrick ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de ce qu’est une vengeance, Val ?

Quelqu’un murmura d’une voix rauque : « Les voilà ! »

Gossage se tenait dans la pénombre et buvait dans un verre qu’on lui avait apporté. Il semblait mal à son aise, fatigué, et pourtant incapable de s’en aller.

Hamett-Parker ordonna sévèrement :

— Monsieur, remplissez votre office !

L’officier fusilier prit le sabre de Herrick, hésita, puis le reposa sur la table. Un grondement parcourut la foule des assistants entassés dans la grand-chambre. La garde du sabre était pointée vers le siège de Herrick.

— Faites entrer l’accusé !

Un bruit de pas. Ceux qui arrivaient s’arrêtèrent à la hauteur de Bolitho qui leva les yeux et aperçut Herrick, blanc comme un linge. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de la table, comme frappé par un mal terrible.

— Contre-amiral Herrick, déclara Cotgrave, vous êtes acquitté. Les accusations portées contre vous sont levées. Elles ne pourront donner lieu à aucune autre poursuite.

Des yeux, Herrick fit le tour de la chambre et aperçut enfin Gossage. Il prononça lentement :

— Allez au diable, Gossage. La peste soit de vous.

Gossage leva son verre. Puis, appuyé au bras de l’ordonnance, il se dirigea vers une autre sortie.

— Je dois raccompagner les membres de la cour à la coupée, sir Richard, lui dit Keen – et, avec un peu d’inquiétude : Voulez-vous m’attendre ici, je vous prie ?

Bolitho posa la main sur son bras en hochant la tête.

Allday était là, toujours aussi massif. Pair renfrogné, la coiffure sous le bras.

— Allez, mon vieux, lui dit Bolitho, faites-moi descendre à terre. Tout est fini.

Il jeta un dernier regard à Herrick qui était entouré d’officiers tout épanouis.

Il ne put voir le visage de Herrick qui tenait son sabre à deux mains, comme un homme que l’on aurait floué, avant de le trahir.

 

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